Morgane Baroghel Crucq est un petit peu tout à la fois. Artiste, artisane, tisserande, designer et même commissaire d’exposition, elle aime avant tout explorer ce que la matière a à lui offrir – et croyez-la, c’est infini. Les mers, les montagnes, les déserts, les villes, le ciel sont autant d’inspirations pour elle qui, depuis son enfance, a toujours aimé admirer silencieusement les paysages. Autour d’un thé Senchai rapporté de son dernier voyage artistique au Japon, elle nous a parlé de sa relation personnelle et politique au tissage, de l’histoire millénaire du textile, de cosmogonies et de la Sainte-Victoire !
Tu es diplômée de l’ENSCI – Les Ateliers, école parisienne consacrée à la formation de designers textiles et de créateurs industriels, qu’est-ce qui t’a poussée à choisir ce cursus ?
Au départ, je viens de Toulouse et je suis rentrée au lycée en études d’arts appliqués. C’est une formation qui est absolument géniale où on étudie de manière très large tous les domaines des arts appliqués que ce soit le graphisme, le dessin, la matière, le design d’objet et d’espace. J’encourage vraiment les jeunes qui ont envie de créer d’intégrer des formations comme celle-ci parce qu’ils peuvent déjà voir quelles sont leurs affinités avec les différents types de domaines. J’ai ensuite fait deux ans de prépa à l’ENS de Cachan car je savais que je voulais intégrer une grande école parisienne.
Et comment en es-tu arrivée au textile ?
J’ai réalisé au fur et à mesure que j’avais une affinité particulière avec le textile parce que d’une part, j’aimais beaucoup la matière et de l’autre, je dessinais beaucoup. Le design textile, ce par quoi je suis rentrée quand j’ai intégré l’ENSCI, c’est vraiment dessiner du textile. Et c’est là que je me suis assise devant un métier à tisser et que je me suis dit : je veux faire ça toute ma vie ! J’ai vu un potentiel infini de création. Comme il s’agit d’un croisement de fils, tu peux utiliser toutes les matières, les croiser dans des millions de façons différentes. Je me suis dit que je ne m’ennuierais jamais. J’ai découvert le tissage artisanal et aujourd’hui, je fais des œuvres avec ça. J’aime explorer ce positionnement un peu flottant d’être à la fois dans l’utilitaire et l’artistique.

Tu dis que cela a également à voir avec ton histoire personnelle.
Oui, le textile est très présent dans mon histoire familiale. Les femmes de ma famille ont toujours fait beaucoup de choses de leurs mains. J’avais vraiment l’impression qu’elles avaient une sorte de super-pouvoir. Ma grand-mère notamment faisait du tricot, du crochet et avec un fil et ses tout petits outils, elle arrivait à créer des objets qu’on utilisait au quotidien. Ma mère me faisait aussi des vêtements quand j’étais petite. Ce qui est drôle, c’est qu’elle fait aujourd’hui des vêtements pour ma fille ce qui lui a donné envie d’apprendre. Pour la rentrée des classes, ma fille avait fait sa propre jupe avec son t-shirt qu’elle avait brodé elle-même, elle en était très fière. Pour moi, la question de pouvoir est vraiment là : c’est de se dire que l’on a cette capacité à produire des objets de ses mains. De ne pas être dépendants de cette société ultra-productrice d’objets dont on n’a pas besoin, qui vont être consommés, puis jetés. Quand on sait faire, on sait réparer, on aime, on est attachés à ce qui a été fait. Ça, pour moi, c’est vraiment resté. Et c’est ce que je dis aujourd’hui aux gens qui passent à l’atelier. Le savoir-faire, c’est un super-pouvoir. Quand tu sais créer des choses de tes mains, ça t’apporte vraiment cette indépendance.
Pour la petite histoire, j’ai appris il y a quelques années que ma fameuse grand-mère et mon grand-père travaillaient dans des usines textiles. Donc ils faisaient du tissage et des fils. Je ne le savais pas en intégrant l’ENSCI, c’est quand ils sont venus visiter l’école qu’ils me l’ont dit. J’ai trouvé ça fou. Comme ils étaient ouvriers, ce n’était pas une fierté pour eux de faire ça. Et puis du côté de mon père j’ai appris il y a très peu de temps que mon arrière-arrière-grand-père était tisserand. Il tissait plutôt la soie, alors que du côté maternel, c’était du lin. Ce qui est assez amusant, c’est qu’aujourd’hui, ce sont les deux matières principales que j’utilise. Pour moi, le fait de faire du tissage à la main aujourd’hui dans un atelier en France, c’est aussi un choix politique. Je me rends compte qu’actuellement le fait d’être ouvrier a complètement disparu de la France. Tout a été délocalisé à l’autre bout de la Terre. On ne sait plus qui fait, avec quoi, comment. Et demain, si tout s’arrête on ne sait plus faire nous-mêmes.
Quel est l’apport des savoir-faire anciens pour toi ?
Le tissage est un savoir-faire millénaire remontant au paléolithique. C’est une technique apparue sur tous les endroits de la planète. Chaque culture a produit des textiles complètement différents. Je travaille beaucoup sur l’idée de paysage. Et ce qui est fascinant, c’est de voir à quel point toutes les cultures autochtones, avant les colonisations et avant l’industrie ont créé des textiles avec ce qu’ils avaient autour d’eux, c’est-à-dire avec les animaux, les laines, les soies, les couleurs et les plantes qui les entouraient. Le textile est donc vraiment un révélateur du paysage des tisserands de l’époque. C’est assez anthropologique finalement. Je tire mon inspiration de ça. Aujourd’hui malheureusement c’est totalement impossible de fonctionner comme cela. J’adorerais pouvoir produire les matières que je tisse. J’ai pu faire cela au Japon cet été. Je suis partie un mois sur l’île d’Iriomote dans l’atelier d’Akiko Ishigaki, une tisserande teinturière âgée de 86 ans qui fait tout avec ce qu’elle a autour d’elle. L’année dernière, j’avais déjà passé une petite semaine chez cette dame à l’occasion d’un stage de peinture végétale avec une association géniale qui s’appelle Tinctoria. J’ai été totalement subjuguée. Je me suis dit que là était le sens de ma pratique. Elle a mis plus de dix ans à planter ses matières autour de son atelier et à faire pousser les plantes dont elle avait besoin mais de manière totalement libre. Puis elle a commencé à récolter, à filer et à tisser. J’ai donc voulu y retourner cette année avec mon assistante. C’était incroyable. Tout cela me semblait impossible avant de partir là-bas. Planter est depuis devenu un prochain projet !
Quel regard porte le monde de l’art sur les créations artistiques textiles, selon toi et ton expérience ?
Ce que je trouve hyper-intéressant, sans forcément centrer ça sur le textile, c’est qu’on est actuellement dans une nouvelle phase du monde. L’intelligence artificielle par exemple remet en cause l’art contemporain et on se rend compte que de plus en plus d’artistes se remettent à travailler la matière. Quand j’ai commencé il y a presque quinze ans et que je passais mon projet de diplôme, on nous disait que la matière et le textile dans l’art, ça ne marchait pas, que la technique ne se vend pas. Je suis donc très heureuse d’avoir tenu le coup et je suis ravie de ce changement de cap, il permet de découvrir des choses incroyables. Il y a beaucoup d’artistes textiles et je pense que c’est parce qu’il y a aussi un très gros élan de féminisme qui est revenu depuis 2014. Le textile et la femme, ce sont des choses qui sont indissociables.
Comme tu le dis, le tissage est intimement lié aux artistes femmes, tout en possédant des significations puissantes dans de nombreuses cultures. Comment t’empares-tu de cela ?
Je suis assez fascinée par la façon dont la vie se crée, comment elle se construit. J’aime bien dire que le tissage est un parallèle de la construction de la vie. Ce qui est assez drôle, c’est que dans les cosmogonies de beaucoup de peuples, il est justement question de textiles comme de quelque chose qui va créer la vie. Mon histoire favorite, c’est celle d’une déesse du peuple natif américain Hopis qui aurait créé l’univers en tissant sa toile. Elle est dépeinte sous les traits d’une grand-mère araignée, et représente finalement tout ce que notre société rejette actuellement. Je trouve ça merveilleux d’imaginer que ce soit une femme âgée qui ait créé l’univers en tissant sa toile. Ça change ! La femme dans le textile est un sujet fascinant car c’est en général créé en groupe. Ce sont des communautés qui apprennent, il y a donc beaucoup d’oralité et de chants dans les transmissions de savoir-faire. Akiko Ishigaki a notamment redécouvert la teinture végétale en réécoutant les chansons de son peuple. Les mots texte et textile ont d’ailleurs la même origine et donc, forcément, le textile raconte une histoire. Tout est vraiment lié. Il y a un tas d’expressions liées à la façon de raconter des histoires utilisant le vocabulaire du tissage, comme « qu’est-ce qui se trame ? », ou « ourdir un complot ». On en rigole souvent d’ailleurs. Après, je pense que c’est une question de mémoire aussi. Il y a l’histoire qu’on apprend et toutes les histoires personnelles qui existent en même temps, qui ont la même légitimité. Il faut aller les chercher, faire un pas de côté, surtout quand on est artistes. Il y a toujours quelque chose de cathartique dans ce que l’on créé, c’est s’aider soi-même à survivre.

Comment considères-tu l’évolution de ta pratique artistique entre le moment où tu as découvert le métier à tisser et aujourd’hui ?
En tant que designer-artisane, j’ai commencé en faisant des matières pour l’architecture d’intérieur. Mais je me suis rendu compte qu’il me manquait ce dont je me nourrissais quand j’étais en études, les lectures, les recherches, les carnets de croquis que je faisais. J’avais besoin de dire quelque chose à travers mes créations. Il y a toujours cette distinction entre artistes et artisans, où on ne demande pas à l’artisan d’être conceptuel. C’est difficile d’avoir un discours quand tu produis de la matière pour quelqu’un. Mon parcours n’est pas linéaire et ça me complexait beaucoup au départ. J’avais un peu ce syndrome de l’imposteur parce que je n’ai pas fait les Beaux-Arts. C’est vraiment au fur et à mesure que les gens achetaient mon travail et donc me « validaient » que je me suis validée moi-même. Aujourd’hui, je vends des œuvres que je produis artisanalement. Je garde vraiment cette identité d’artisane parce qu’elle est très chère pour moi, elle nourrit profondément ma démarche artistique. Je m’épanouis beaucoup plus aujourd’hui. J’ai d’ailleurs commencé à produire depuis cette année mes vêtements, à les tisser moi-même et à les teindre. J’ai aussi travaillé un petit peu pour la haute couture, notamment avec Balmain en 2022. Le timing de la haute couture est beaucoup trop court pour mon temps de création. Il y a un temps incompressible avec beaucoup d’étapes et travailler sur des rythmes aussi soutenus c’est un peu compliqué, mais c’est resté pour moi une chouette expérience.
Une autre chose qui a fait évoluer mon travail, c’est mon emménagement à Aix en 2019. Tout ce que je pouvais produire à Paris était plus froid, plus acier, plus gris — bizarrement ! Depuis qu’il y a ce ciel bleu et cet environnement qui m’entoure, il y a instinctivement beaucoup plus de couleurs dans mon travail. Je m’en suis rendu compte au bout de trois ou quatre ans. J’avais ce besoin de ralentir. Vivre à Paris, dans une ville qui va si vite, alors que mon métier est très lent, n’était pas aligné avec mes valeurs. Et je pense qu’arriver ici, dans une ville beaucoup plus calme m’a beaucoup aidée. Même si la vie au quotidien est forcément ce qu’elle est, quand on est artistes on est entrepreneurs, il y a un côté où il faut aller vite aussi par moments et où les journées sont chargées. Mais je me sens plus en phase aujourd’hui.
Justement, comment est-ce que la lenteur entre en jeu dans ta pensée artistique ?
Il y a beaucoup de gens qui disent que le tissage est méditatif. Moi, je ne trouve pas mais il y a un côté hypnotique, et effectivement c’est quelque chose qui te permet de te recentrer. Après, c’est quand même un gros travail de construction qui est très mathématique. Il faut beaucoup réfléchir à ce que tu fais en amont. Tu ne peux pas le faire de manière très spontanée. En tout cas ce n’est pas vraiment comme ça que je travaille. J’aime créer des tissages qui sont bien construits. C’est aussi dans ma formation, je suis hyper exigeante et je tiens surtout à faire honneur aux gens qui ont créé tous ces tissus avant moi, ne pas faire de choses qui se délitent. Des vrais tissus construits ça peut aussi être des œuvres même si au départ le textile tissé est plus utilitaire.
Tu exprimes vouloir apporter une pensée du vivant, qu’entends-tu par cela ?
J’aime beaucoup l’idée d’interdépendance des éléments. Dans un tissage, si tu ne définis pas bien ta densité de fils, ta grosseur de fils par rapport à ta trame, ton tissu ne tient pas. C’est pareil dans la vie, si ce n’est pas équilibré les choses ne fonctionnent pas. Pour avoir une harmonie, il faut avoir cet équilibre qui est très ténu et fragile. Quand je parle de paysage, ce n’est pas juste parler d’une montagne. C’est réussir à véhiculer une émotion et qu’à travers celle-ci les gens s’intéressent au sens qu’elle comporte. Alors évidemment, je n’écris pas en très gros « attention à la nature » mais j’évoque le soin à apporter au vivant. Il y a aussi le fait que dans chacune de mes pièces, il y a de la soie, du lin et du métal, ce qui est animal, végétal et minéral. C’est l’harmonie entre ces trois éléments qui fait que la vie peut fonctionner.
Tu parles souvent du paysage comme un lieu d’inspiration important pour toi, comment cela s’est développé chez toi ? Est-ce que ça a toujours été le cas ?
Oui, je pense que ça a toujours été le cas, même avant dans le dessin. J’adorais dessiner ce qui était autour de moi, les montagnes, les plages et même les villes aussi. Je crois que j’adore m’immerger de manière silencieuse dans le paysage. C’est pour ça que j’aime parler de paysages silencieux dans mes œuvres. Certains sont plus figuratifs que d’autres, avec des lignes, des montagnes. Mais j’aime aussi avoir un rapport beaucoup plus immersif avec un travail de matières qui semblent très rocheuses, d’autres fois plus aquatiques, ou sableuses. Plus généralement, je crois que j’aime les lieux qui font travailler mon imaginaire et j’apprécie aussi créer des lieux qui n’existent pas. J’aime beaucoup le rapport à la lumière et la manière dont elle révèle un paysage. La Sainte-Victoire par exemple change de couleur constamment, elle a un côté assez magnétique. En regardant mes pièces, on peut aussi avoir cet effet, les couleurs bougent en fonction de notre positionnement.
Tu es aussi investie en faveur de la création contemporaine dans la région ?
J’organise à Gallifet depuis 2022 des expositions collectives durant l’hiver sur les métiers d’art. Je trouve ça génial parce que c’est quelque chose qui n’existait pas dans le Sud. C’est un lieu où l’on peut exprimer le fait de ne pas avoir de rôle prédéfini et juste montrer la matière pour ce qu’elle est de manière sensible. Évidemment, je suis partie de ce qui m’anime, le paysage, la mémoire, toujours dans cette idée de matière et de montrer le savoir-faire. J’essaye de faire quelque chose de poétique à travers la scénographie où je cherche plutôt à faire vivre des pièces de manière harmonieuse. Parfois les œuvres évoquent ce que l’on a tous vu chez nous, chez nos grands-mères. Donc, ça touche quelque chose de l’émotionnel. Ce lien avec l’émotion est hyper important, c’est toujours un moment fort. Cette année, l’exposition s’appelle « À l’accélération et à l’oubli ». J’ai souhaité proposer avec les artistes une pensée des savoir-faire en dialogue avec la création contemporaine, entre matière et temps.

Clara Hebert