Retraçant plus d’un siècle de l’histoire de l’art occidental, l’exposition Regards d’un collectionneur offre une plongée dans la vitalité artistique et l’élan créatif de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Présentée à l’Hôtel de Caumont jusqu’au 22 mars 2026, cette sélection de plus de 60 œuvres révèle l’audace et l’avant-gardisme du collectionneur Oscar Ghez (1905-1998), industriel français d’origine tunisienne.
Tenue à l’abri du regard public depuis la fermeture du Petit Palais de Genève à la mort d’Oscar Ghez, il y a plus de vingt-cinq ans, la collection de l’esthète s’offre aujourd’hui une sortie exceptionnelle. Débutée dans les années 50, cette collection apparaît comme un geste à rebours des certitudes de son époque. Porté par son flair, ce collectionneur visionnaire a composé un ensemble singulier et hétéroclite, où dialoguent sans hiérarchie les maîtres consacrés et ceux que l’histoire n’avait pas encore appris à regarder. Un ensemble aux frontières mouvantes, que l’exposition révèle dans toute sa liberté.

Alors que le goût du public de son époque allait majoritairement vers la peinture de paysage — considérée comme l’essence même de l’impressionnisme —, Oscar Ghez choisit au contraire de s’ouvrir sur des portraits et des scènes de figures. On découvre ainsi avec joie Le Pont de l’Europe (1876) de Gustave Caillebotte. Ce tableau, considéré comme une icône de l’impressionnisme naissant, semble être en mouvement grâce à la structure architecturale très réfléchie et à la perspective, résultat de la juxtaposition de trois points de vue différents, constituant une vision fictive plutôt qu’un paysage urbain réaliste. Plus loin, un rare portrait se dévoile : Berthe Morisot à la voilette, où la peintre apparaît douloureusement spectrale.
Avec le temps, Ghez s’est porté acquéreur d’œuvres d’artistes qui s’attachent à prolonger les recherches impressionnistes en y intégrant une approche plus scientifique. L’exposition présente une complémentarité de sujets faisant dialoguer ville et campagne, classes sociales bourgeoises et ouvrières. On y retrouve aussi les œuvres d’Henri-Edmond Cross, fasciné par la végétation et la lumière méditerranéennes, en contraste avec le travail de Maximilien Luce, militant anarchiste qui a réalisé L’Aciérie (1895). Deux autres univers se confrontent par ailleurs dans l’ensemble constitué par Ghez : la ligne privilégiée par Félix Vallotton et l’éclat de la couleur de Louis Valtat, illustrant ainsi l’un des débats majeurs du tournant du siècle. Oscar Ghez s’intéressait également au fauvisme, possédant notamment une œuvre de Raoul Dufy, et à l’art décoratif, pourtant délaissé par ses contemporains, dont l’exposition présente quelques pièces notables.

Ghez accordait aussi une affection particulière aux avant-gardes et à l’École de Paris. Sa collection réunit des figures et personnalités singulières qui ont participé au foisonnement créatif de Montmartre et Montparnasse, et reflète la sensibilité de Ghez par son soutien aux artistes exilés ou affaiblis durant la période fasciste, tels que Moïse Kisling. L’importance accordée aux femmes artistes est également une caractéristique propre à la collection pour son époque. Des acquisitions, comme celles de Suzanne Valadon ou Tamara de Lempicka anticipent de plus de cinquante ans une relecture féministe contemporaine de l’histoire de l’art. Par exemple, Perspective ou Les deux amies (1923), huile sur toile mêlant rigueur cubiste et sensualité des formes, avait fait scandale lors de son exposition au Salon d’Automne de 1923. L’ultime virage de la collection se fait vers la révolution cubiste. Bien qu’Oscar Ghez se soit détourné des œuvres cubistes, probablement trop onéreuses, il a fait l’acquisition de L’Aubade (1965) de Pablo Picasso qui clôt l’exposition en majesté.
L’ensemble dévoilé à Caumont est une fenêtre ouverte sur une collection bien plus vaste, patiemment constituée au fil des décennies. Chaque salle, structurée autour d’un courant artistique, porte la marque de ce parti pris : offrir l’essentiel sans jamais prétendre tout dévoiler. De l’impressionnisme au cubisme, Oscar Ghez a élaboré un voyage offrant une perspective singulière sur deux siècles d’effervescence artistique et d’histoire. Une invitation à la découverte et à l’ouverture.

L’exposition, « Regards d’un collectionneur » est présentée à l’hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, jusqu’au 22 mars 2026.
Paul Oliva